Le « système Lampedusa » incriminé par la Cour européenne des droits de l’homme
Luca d’Ambrosio, Collège de France
L’image du corps d’un enfant syrien échoué sur une plage turque a provoqué une onde de choc en Europe. À l’origine de ce choc, la réduction sacrilège de corps humains à la « vie nue ». À de simples corps transportables, traçables, jetables. Et pourtant, une fois qu’ils ont survécu à leurs périples et qu’ils ont touché le sol de l’Europe, ces corps devraient redécouvrir la subjectivité que l’histoire leur a volée. Car, peu importe le vocabulaire utilisé pour les désigner, les corps suppliants qui franchissent nos frontières sont « l’Homme » des déclarations. Ce fut à l’origine le « corps » du prisonnier qui offrit la première matérialisation juridique de l’exigence de protéger la « personne » de toute détention arbitraire : « Habeas corpus ad subjiciendum et recipiendum », ordonna le Parlement anglais en 1679 au geôlier afin d’assurer que nul ne soit dépouillé de sa liberté physique sans le contrôle d’un juge. Mais la matrice de la protection de la personne-corps remonte à bien plus loin puisque déjà en 1215 la Grande Charte (art. 39) interdisait tout emprisonnement « sans le jugement des pairs ». Alors que le monde fête les 800 ans de la Grande Charte, la condamnation du gouvernement italien par la CEDH, le 1er septembre 2015 dans l’affaire Khlaifia et a. c. Italie, pour les détentions illégales, les traitements inhumains et dégradants et les expulsions collectives des migrants débarqués en 2011 sur l’île de Lampedusa nous rappelle que la liberté physique peut encore être violée en Europe. Au moins lorsqu’il s’agit du corps « des autres », du corps des migrants qui frappent à ses frontières.
Moins sanglantes certes, les images qui ressortent de la lecture de cet arrêt ne sont pourtant pas moins poignantes : des milliers de migrants entassés dans le centre d’accueil (« Centro di soccorso e prima accoglienza, « CSPA ») de l’île de Lampedusa puis dans des navires amarrés dans le port de Palerme lors des événements du « printemps arabe » de 2011. À l’instar d’autres ressortissants tunisiens fuyant leur pays et interceptés en mer par les garde-côtes italiens, les requérants furent transférés respectivement les 17 et 18 septembre au CSPA de Lampedusa pour recevoir les premiers secours et être ensuite transférés, en raison de leur statut juridique, dans d’autres centres (Centre d’identification et expulsion – « CIE » – ou Centre d’accueil pour les demandeurs d’asile – « CARA »). Les requérants furent en revanche retenus pour trois jours dans le centre d’accueil, surveillés en permanence par les forces de l’ordre et sans contact avec l’extérieur. Suite à une violente révolte éclatée dans le centre, les requérants furent déplacés au parc des sports de Lampedusa pour y passer la nuit. Là, ils échappèrent à la surveillance des forces de l’ordre et entamèrent avec 1800 autres migrants des manifestations de protestation dans l’île. Le lendemain, ils furent embarqués dans des avions à destination de Palerme puis transférés à bord de navires amarrés dans le port de la ville. Regroupés dans les salons des navires en groupes de 150/200 personnes, les requérants passèrent plusieurs nuits à bord des navires toujours sous le contrôle des forces de l’ordre. Respectivement les 27 et 29 septembre, ils furent enfin transportés à l’aéroport de Palerme dans le but d’être rapatriés en Tunisie suite à la notification de décrets de « refoulement avec reconduite à la frontière ».
Les juges européens constatent que cette procédure simplifiée d’éloignement, fondée uniquement sur la nationalité des intéressés et sans aucune référence à leur situation personnelle, revêt un caractère collectif contraire à l’art. 4 du Protocole n° 4. De plus, et dans la mesure où elle ne prévoit pas de moyen de recours effectif, à savoir suspensif en plein droit, cette procédure est considérée également contraire à l’art. 13 de la Convention. L’Italie se voit ainsi pour la troisième fois condamnée pour avoir procédé à des expulsions collectives (suite à Hirsi Jamaa et al. c. Italie, Grande Chambre, 23 février 2012 et Sharifi et al. c. Italie et Grèce, 21 octobre 2014). Mais cette décision a une importance particulière car elle lève le voile sur l’organisation d’un système de détention illégale des migrants débarqués sur l’île de Lampedusa. Condamné à plusieurs reprises par les organisations gouvernementales ainsi que par les universitaires, ce système constitue le point culminant du processus de progressive négation des droits fondamentaux des migrants qui a caractérisé les politiques migratoires italiennes des dernières années.
La détention illégale des migrants
L’origine du « système Lampedusa » remonte au milieu des années 1990 lorsque les arrivées de migrants sur les côtes italiennes s’intensifient. C’est alors que le centre d’accueil fut ouvert dans la vieille caserne de Contrada Imbriacola : ce centre avait pour but de prodiguer les premiers secours aux migrants qui étaient immédiatement libérés ou transférés dans d’autres centres. Quand la rétention administrative fut introduite dans le droit italien en 1998, le centre de Lampedusa devint pourtant un lieu fonctionnellement ambigu : formellement centre d’accueil, il commença à remplir de temps en temps des fonctions de centre de rétention. Cette pratique se consolide à partir de 2002 à mesure que les autorités italiennes déroutent vers l’île quasiment tous les migrants interceptés dans le Canal de Sicile. Puis elle s’affirme entre 2008 et 2009, en 2011 et en 2013 (voir Cuttitta, « La ‘frontierisation’ de Lampedusa, comment construire une frontière », L’Espace Politique, 2015-1).
À cet égard, il convient de préciser que la rétention des migrants dans le CSPA de Lampedusa se situe en dehors du cadre, critiquable certes mais légal, de la rétention administrative des étrangers en situation irrégulière tracé par la législation nationale (art. 14 D. lgs. 286/1998) ou supranationale (art. 15 Directive 2008/98/CE). En effet, et à la différence d’autres ordres juridiques européens (v. par exemple la règlementation française du « maintien en zone d’attente » prévue par les articles L. 221-1 et ss. du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile), la législation italienne ne précise pas le statut juridique des étrangers en transit dans les centres d’accueil. La conséquence est que la pratique d’augmenter de façon démesurée le temps de rétention des migrants dans le CSPA de Lampedusa se heurte tant à l’art. 13 de la Constitution italienne qu’à l’art. 5 de la Convention. C’est précisément au prisme du système de garanties consacrées par ce dernier article – qui a pour but d’assurer que nul ne soit dépouillé de manière arbitraire de sa liberté physique (Abdolkhani et Karimnia c. Turquie, 22 septembre 2009) – que les juges européens analysent dans un premier temps la situation des requérants.
L’exception soulevée par le gouvernement italien selon lequel les requérants n’auraient été ni arrêtés ni détenus, mais « simplement [secourus] en mer et conduits à l’île de Lampedusa pour les assister et pour leur sûreté physique » oblige la CEDH à évaluer le grief d’abord sous l’angle de la recevabilité. Les requérants étaient-ils effectivement privés de leur liberté dans le CSPA de Lampedusa puis dans les navires amarrés dans le port de Palerme ? La Cour rappelle qu’afin de répondre à cette question il est nécessaire « de partir de sa situation concrète et [de] prendre en compte un ensemble de critères propres à son cas particulier comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 42 et Stanev c. Bulgarie, Grand chambre, 17 janvier 2012, § 115) » (§ 45). Dès lors, la Cour s’appuie sur des éléments contenus dans deux rapports rédigés respectivement par une sous-commission de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et par une commission extraordinaire du Sénat de la République italienne à la suite notamment de visites d’information réalisées au CSPA de Lampedusa en 2011. Dans son rapport, la sous-commission de l’Assemblée parlementaire avait constaté que « les conditions auxquelles [les migrants] étaient soumis s’apparentaient à une détention et [à] une privation de liberté ». La Commission extraordinaire du Sénat, quant à elle, avait fait état d’une « rétention prolongée », d’une « impossibilité de communiquer avec l’extérieur » et d’un « manque de liberté de mouvement ». Le contenu de ces rapports permet à la Cour de conclure que « le placement des requérants dans le CSPA de Contrada Imbriacola et à bord des navires précités s’analyse comme une « privation de liberté » eu égard aux restrictions imposées aux intéressés par les autorités et nonobstant la nature de la qualification retenue par le droit interne » (§50).
La CEDH passe ainsi à l’analyse du fond des multiples griefs tirés de l’art. 5. Sous l’angle de l’alinéa 1 (droit à la liberté et à la sûreté), elle constate que la privation de liberté des requérants « ne satisfaisait pas au principe général de la sécurité juridique et ne s’accordait pas avec le but de protéger l’individu contre l’arbitraire » (§ 72). Tout en rappelant que l’alinéa f) justifie une privation de liberté par le fait qu’une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours, la Cour souligne que la privation de liberté doit néanmoins être « régulière », autrement dit qu’elle doit avoir une base légale en droit interne. À cet égard, elle précise que ces termes ne se bornent pas à renvoyer au droit interne : « ils concernent aussi la qualité de la loi ; ils la veulent compatible avec la prééminence du droit, notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention, § 130) » (§65). Or, même à supposer que la rétention des requérants relevât de l’alinéa f) de l’article 5 § 1, dans la mesure où ils avaient irrégulièrement pénétré dans le territoire italien et qu’une procédure fut mise en place pour les identifier et les rapatrier, la privation de liberté litigieuse demeure néanmoins selon la Cour « dépourvue de base légale en droit italien » (§70). Certes, l’article 14 du décret législatif no 286 de 1998 prévoit la rétention des étrangers qu’il est nécessaire de secourir ou pour lesquels on doit effectuer des contrôles supplémentaires d’identité ou attendre des documents de voyage et la disponibilité d’un transporteur. Toutefois – relève la Cour – « tel n’était pas le cas en l’espèce ». En effet, « les étrangers auxquels une telle rétention est applicable sont placés dans un CIE par une décision administrative soumise au contrôle du juge de paix. Les requérants ont au contraire été placés de fait dans un CSPA et aucune décision formelle de placement en rétention n’a été adoptée à leur encontre » (§69).
La CEDH constate qu’en l’espèce il y a eu également violation de l’art. 5 § 2. Cet article énonce « un principe élémentaire » : toute personne arrêtée doit connaître « dans le plus court délai » les raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté, afin qu’elle puisse en discuter la légalité devant un tribunal (Van der Leer c. Pays-Bas, 21 février 1990, § 28 et L.M. c. Slovénie, 12 juin 2014, §§ 142-143). Sur ce point, la Cour note que « les décrets de refoulement […] se limitaient à affirmer que les intéressés étaient « entré [s] sur le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière » et que leur refoulement avait été ordonné. Ils ne contenaient aucune mention de la rétention dont les requérants avaient fait l’objet » (§84). De surcroît, « lesdits décrets auraient été remis aux requérants le 27 ou le 29 septembre 2011 selon les cas, alors qu’ils avaient été placés dans le CSPA les 17 et 18 septembre. Dès lors, non seulement l’information fournie était incomplète et insuffisante au regard de l’article 5 § 2, mais elle n’a pas non plus été fournie « dans le plus court délai » (§84). Un tel constat induit alors celui de la violation de l’art. 5 § 4 (droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de sa détention). Dans la mesure où ils n’avaient reçu aucune décision justifiant leur privation de liberté, les requérants n’avaient eu à aucun moment la possibilité d’introduire un recours pour faire contrôler le respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « légalité » de leur privation de liberté (§96).
En conclusion, la Cour estime à l’unanimité que le placement des migrants dans le CSPA puis dans les navires constitue une violation de l’ensemble de garanties reconnues par l’art. 5. Mais les juges strasbourgeois vont plus loin et examinent dans un deuxième temps les conditions de la rétention des requérants au prisme de l’art. 3 de la Convention.
Des conditions de détention inhumaines et dégradantes
Le choix de remplir de façon invraisemblable le centre d’accueil de Lampedusa bien au-delà de sa capacité normale (381 places) et de sa capacité maximale en cas de nécessité (804 places) est un élément central du fonctionnement du « système Lampedusa ». Il contribue à la construction de « crises » et à la gestion du phénomène migratoire en termes de sécurité et urgence. La corrélation temporelle entre les « crises » qui se sont succédées à Lampedusa en 2009 et en 2011 et l’introduction de mesures répressives en matière d’immigration est d’ailleurs frappante. En mai 2009 les patrouilles italo-libyennes commencent à intercepter et à refouler les bateaux de migrants dans les eaux internationales ; en juillet 2009 le délit d’entrée et de séjour irréguliers est introduit dans le Code pénal et la durée maximale de la rétention administrative est portée de 60 à 180 jours. En 2011 la durée maximale de la rétention administrative est ultérieurement augmentée à 18 mois ! Comme le souligne Paolo Cuttitta dans son étude sur la « frontierité » de l’île, « si Lampedusa avait toujours et seulement été un lieu de transit bien organisé ; si les migrants y avaient toujours été accueillis avec dignité puis transférés ailleurs, […] le caractère problématique et urgent du phénomène aurait été absorbé par une réalité locale réglée et bien ordonnée ». Le CSPA de Lampedusa est en revanche régulièrement surpeuplé : en janvier 2009, on y compte presque 2000 migrants. En mars 2011, on y compte 6200 migrants, à savoir plus que les habitants de l’île….
À l’époque des faits allégués par les requérants – nous sommes en septembre 2011 – le CSPA de Lampedusa hébergeait plus de 1200 personnes. Faute de place dans les chambres, les migrants étaient contraints de dormir à l’extérieur, directement au contact du béton à cause de la puanteur émanant des matelas. Le CSPA ne disposait pas de cantine et les sanitaires étaient surchargés et souvent impraticables. Les requérants affirment également avoir enduré des souffrances psychologiques en raison de l’absence d’informations quant à leur statut juridique, la durée de leur rétention et l’impossibilité de communiquer à l’extérieur du centre. Quant à leur rétention à bord des navires amarrés au port de Palerme, les requérants affirment « qu’ils étaient placés à l’intérieur d’un salon surpeuplé, qu’ils n’avaient pas eu un accès adapté aux sanitaires, que les repas étaient distribués en jetant la nourriture par terre, qu’ils ne pouvaient sortir à l’air libre que quelques minutes par jour, qu’ils n’ont reçu aucune information ou explication pertinente et que les forces de l’ordre en venaient parfois à les maltraiter ou à les insulter » (§109). Le Gouvernement, quant à lui, affirme que l’arrivée massive de migrants nord-africains en 2011 avait créé une situation d’urgence humanitaire et qu’il était néanmoins intervenu sur le plan factuel et législatif pour coordonner et mettre en œuvre toute mesure nécessaire au secours et à l’assistance des migrants. Il objecte enfin que les allégations des requérants concernant les mauvais traitements prétendument administrés par la police ne se fondent sur aucun élément de preuve, tel que des certificats médicaux (§116).
La CEDH reconnaît la « situation exceptionnelle » à laquelle l’Italie a dû faire face en 2011 : à la date du 21 septembre 2011, lorsque les requérants se trouvaient sur l’île, 55.298 personnes y étaient arrivées par la mer. À cette situation générale, se sont ajoutés les problèmes spécifiques après l’arrivée des requérants, c’est-à-dire la violente révolte qui a ravagé le CSPA de Lampedusa et les manifestations dans les rues de l’île. Face à cette situation exceptionnelle et problématique, la Cour affirme être consciente « de la multitude d’obligations qui pesaient sur les autorités italiennes, contraintes de prendre des mesures pour garantir, à la fois, le sauvetage en mer, la santé et l’accueil des migrants et le maintien de l’ordre public sur une île habitée par une communauté de population restreinte » (§127). Cependant, ces facteurs ne peuvent pas « exonérer l’État défendeur de son obligation de garantir que toute personne qui, comme les requérants, vient à être privée de sa liberté puisse jouir de conditions compatibles avec le respect de sa dignité humaine ». À cet égard, la Cour rappelle tout d’abord que l’interdiction des traitements inhumains et dégradants est libellée en termes absolus dans la Convention et doit être considérée « comme l’une des clauses primordiales de la Convention consacrant l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment les Conseil de l’Europe (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 88) » (§ 128).
Après avoir cité les principes généraux applicables en la matière – concernant notamment les conditions pour que des mauvais traitements (seuil minimum de gravité, but d’humilier et de rabaisser l’intéressé) ou le placement en détention (temps, manque d’espace, etc.) soient respectivement considérés comme inhumains et dégradants – la Cour passe à l’examen de la situation litigieuse analysant séparément les conditions de rétention des requérants dans le CSPA de Lampedusa et à bord des navires amarrées dans le Port de Palerme.
La Cour exclut que les conditions de rétention des requérants sur les navires aient été contraires à l’art. 3. La Cour considère les allégations des requérants comme partiellement démenties par le contenu de l’ordonnance du GIP de Palerme qui avait confirmé le classement sans suite des poursuites ouvertes contre X pour les traitements subis par les migrants à bord des navires. Cette ordonnance renvoie à la note d’une agence de Presse se référant à des déclarations rendues par un « membre du Parlement italien » après visite des navires. Selon ledit récit, sur lequel on se serait attendu en peu plus de circonspection de la part de la Cour s’agissant de déclarations de « troisième main », « les migrants étaient en bonne santé, étaient assistés par le personnel sanitaire et dormaient dans des cabines dotées de linge ou sur des fauteuils convertibles. De plus, ils avaient accès à des lieux de prière, la nourriture était adéquate et des vêtements avaient été mis à leur disposition. Les navires étaient équipés d’eau chaude et d’électricité, et des repas et boissons chaudes pouvaient être distribués » (§139). Quant au sentiment d’inquiétude et d’agitation découlant de l’absence d’informations ou d’explications pertinentes de la part des autorités, la Cour en admet l’existence mais elle exclut qu’elles soient de nature à atteindre le seuil minimum de gravité requis pour qu’un traitement puisse tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.
En revanche, la Cour considère que les conditions de rétention des requérants dans le centre d’accueil de Lampedusa étaient contraires à l’art. 3. Les conditions déplorables alléguées par les requérants notamment en termes de surpeuplement et d’hygiène sont confirmées par les institutions et les organisations qui s’étaient rendues sur les lieux et qui avaient fait état « de conditions de [détention] déplorables avec un surpeuplement important, une insalubrité générale, des odeurs et des sanitaires inutilisables » (§131). À ce propos, la Cour admet d’une part « que les requérants n’ont séjourné au CSPA que pour une courte durée, de sorte que le manque allégué de contact avec le monde extérieur ne pouvait pas avoir de conséquences graves pour la situation personnelle des intéressés ». À la différence des juges Sajó et Vuċiniċ qui ont signé une opinion dissidente sur ce point, la Cour ne considère pas la courte durée de la rétention comme un obstacle à la configuration d’un traitement inhumain et dégradant car « les requérants, qui venaient d’affronter un voyage dangereux en mer, se trouvaient dans une situation de vulnérabilité ». Dès lors, la Cour conclut à la majorité que la rétention des requérants « dans des conditions portant atteinte à leur dignité humaine s’analyse en un traitement dégradant contraire à l’article 3 » (§ 135). Dans la mesure où il ne s’offrait aux requérants aucune voie de recours pour dénoncer de tels traitements, la Cour considère qu’il y a eu en l’espèce également violation de l’art. 13.
La responsabilité du gouvernement italien engagée par la décision Khlaifia permet d’affirmer que la honteuse expérience du « système Lampedusa » est définitivement terminée. Mais, sachant que tout procédé criminel vise tendanciellement à faire disparaître les traces de ses méfaits, la responsabilité de l’État ne doit pas permettre de masquer la responsabilité des dirigeants politiques et administratifs qui ont organisé ce système et qui ne pouvaient pas ignorer qu’à Lampedusa des milliers de migrants étaient privés de leur liberté en dehors des limites établies par le droit national et international (v. la plainte pour enlèvement et séquestration déposée devant le Procureur de la République d’Agrigente). Alors qu’on discute aujourd’hui de la pertinence d’ouvrir des « hotspots » afin de « trier » les migrants en marche vers l’Europe, la punition des violences qui ont été commises contre les personnes détenues illégalement à Lampedusa pourrait sans doute contribuer à éviter qu’une telle erreur de l’histoire ne se reproduise demain dans une autre frontière de l’Europe. Une perspective que le vent de « guerre contre les migrants » qui s’est déplacé, au moment de l’écriture de ce billet, vers l’Europe de l’Est ne permet pas d’écarter.
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